Chaman

5 tirages papier coton 45*90 cm et textes. Traitement informatique sur logiciel spécifique.

1
Je suis arrivé par hasard dans un village.
Si je n’avais été à cheval je n’aurai jamais eu l’idée de passer par là.
Il y avait une fête.
Il n’y avait aucun touriste.
Cependant il y avait un homme blanc.
Il s’est adressé à moi dans ma langue.
« Est-ce que vous avez quelque chose à lire ? » m’a-t-il dit sur un ton impatient.
J’ai répondu négativement. Il a eu un geste de lassitude et s’est éloigné.

2
Il avait un chapeau de paille et un T-shirt sale.
Il m’avait repéré de loin et s’était approché de moi rapidement en écartant sans ménagement les villageois.
Cette brusquerie m’avait inquiété. J’avais cru voir en lui un vagabond agressif, peut-être un voleur.
Mais il s’arrêta à trois mètre de moi et me lança cette question, en s’exprimant dans ma langue: « Vous avez quelque chose à lire ? »
La demande était si pressante que j’ai été désolé de ma réponse: « Non, je regrette ». Aussitôt il se détourna avec un geste un peu méprisant que je compris comme une injonction à retourner d’où je venais.
Il fendit la foule dans l’autre sens et disparut.
Je restais pensif. J’aurais voulu aider cet homme perdu. J’avais refusé la bouée à un naufragé.

3
J’avais loué un cheval à un borgne. A cheval, il est plus facile de se perdre dans le paysage. On peut s’éloigner des routes, pense-t-on. Mais finalement la crainte de se perdre dans l’étranger, aussi fascinant soit-il, reprend le dessus et on se retrouve finalement sur un sentier. C’est ainsi que je suis arrivé dans un village isolé. J’ai laissé le cheval à l’entrée de la rue principale. Il y avait du monde partout. Des garçons déguisés en diable, des petites filles en robes blanches satinées, des marchands de friandises, des femmes qui s’affairaient aux préparatifs de la fête du soir. J’étais le seul blanc, sans être pour autant un intrus tant j’étais transparent. Un homme me remarqua. C’était le seul qui me ressemblait. Du même âge, blond et blanc lui aussi. Hagard, il me fit penser à un vagabond un peu fou. Il est venu vers moi rapidement. J’ai eu un peu peur. Je crois même avoir eu un mouvement de recul. Je me souviens avoir longtemps cru qu’il était plus grand que moi. Maintenant je n’en suis plus très sûr. Maintenant je crois que c’est de cela dont j’ai eu peur : non pas de son air de vagabond ou de ses manières brusques, mais de sa ressemblance avec moi, de son inexplicable familiarité. J’ai cru me voir, un court instant. Comment connaissait-il ma langue ?
« Vous avez quelque chose à lire ? »
Il a eu l’attitude de quelqu’un qui me reconnaissait. D’où ? De quand ?

4
J’avais pris un cheval pour la journée.
Je me souviens bien avoir pris un cheval pour la journée.

Je l’avais loué à un borgne dont le reliquat oculaire, trouble et jaune, ne m’inspirait pas confiance. Tout aussi inquiétante était son expression à la fois indifférente et pénétrée. Un mystique, m’étais-je dit, ou un drogué, ou les deux. Quoi qu’il en soit, le cheval avait ses deux yeux et une bonne tête. La bête était visiblement bien soignée. Ceci me fit réviser mon jugement sur son maître et ce dernier remporta l’affaire.

Lorsque j’écris ceci je ne suis finalement plus sûr que mon souhait de partir à cheval ait été antérieur à ma rencontre avec le borgne. Je crois que j’ai ressenti le besoin soudain de me perdre dans ce fascinant paysage, et le cheval était un moyen de le faire à peu de frais. Les animaux reconnaissent toujours le chemin de la mangeoire.
J’ai pris la route en lui laissant la bride large. Après quelques heures de ballade il m’amena à un village. Je le laissais à l’entrée, en bas de la colline, et pénétrais à pied dans la grande rue. Je me souviens d’une fête en préparation. Tous les habitants étaient dehors. Un vagabond m’a adressé la parole. Je ne me souviens plus du reste et cela me manque. M’est-il arrivé quelque chose ?
Je ne me souviens pas avoir revu le borgne. Qu’est-ce que j’ai fait du cheval ? Je ne me souviens pas l’avoir rendu et cet oubli provoque chez moi un sentiment de culpabilité. Quelqu’un dont vous étiez responsable et que vous avez laissé. Ce sentiment m’accable suffisamment pour justifier que je retourne là-bas, afin de m’en débarrasser. Je ne retrouverai pas le cheval, mais j’aurai au moins fait quelque chose. À moins que ce sentiment soit lié à l’anxiété provoquée par le manque. Ce bout de mémoire qui me manque. C’est inexplicable. Trois jours, trois mois, trois ans. Le manque reste le même. Le manque de mémoire, ou d’autre chose. Peut-être le paysage, ce paysage. L’étranger me manque. Je relis mes notes, je refait le déroulement de ma vie depuis cette histoire et ce constat s’impose: le manque de l’étranger fait de moi un étranger dans ma vie.
Un vagabond.

5
Dans les trois ans il y avait les trois mois, et dans les trois mois il y avait les trois jours. Ces temps se sont inclus les un dans les autres et tout est resté pareil. Il n’y a pas de temps. Il n’y a qu’un temps. Celui du paysage. Le temps du voyage peut se compter, pas celui du paysage. J’avais senti cela et ça me donnais le vertige. Peut-être qu’en me perdant, je voulais m’abstraire du temps. C’est bien ce qui est arrivé. Je ne peux plus m’arracher a cette fascination pour l’étranger, pour le paysage. Je reste là. La sensation, le vertige de ne plus exister pour personne me procure une exaltation inextinguible.
Je sais que j’ai commencé a ne plus exister pour personne, à céder a ce vertige, à cette drogue, dés lors que j’ai abandonné l’idée de rendre le cheval au borgne, dés lors que j’ai abandonné le cheval. Lorsque l’on abandonne les autres, on s’abandonne soit même. Je le savais bien.
Je ne pensais pas vouloir me perdre à ce point. Lorsque je sort de ma contemplation pour essayer de m’expliquer ma fascination pour le paysage, mes arguments se complexifient et s’obscurcissent au fur et à mesure que je les creuse. En même temps je n’ai envie de parler que de ça. C’est pour cela que je ne parle plus à personne.
Je veux que l’on me laisse tranquille. Tout ce qui m’évoque le passé, un autre temps que celui du paysage, me blesse.
Il y a en moi, toujours, ce stupide attachement a je ne sais quelle origine qui me fait souffrir. Ma langue maternelle me torture. Je voudrais ne pas être né. Une part de moi s’accroche obstinément à une vie d’avant alors que je voudrais ne plus être, me fondre, ne plus être étranger ou l’être totalement mais en tout cas être en dehors du temps. Dans le temps des pierres et du ciel. Être tout et rien mais surtout pas un homme.
Pourtant c’est plus fort que moi. Il y a l’envie de retourner vers le familier, de parler, de se souvenir. Je hais cette faiblesse en moi. C’est cette faiblesse qui me torture.
Une seule fois j’ai croisé un étranger qui me ressemblait.
Je lui ai demandé s’il avait quelque chose à lire, quelque chose qui vienne de là d’où je viens. Quelque chose qui me rapproche de mon origine, de lui.
J’avais une main sur mon couteau. Si il m’avait dit « oui », je l’aurai tué et en le tuant j’aurai enfin pu tuer cette faiblesse qui est en moi et qui me torture.
Mais il m’a dit « non, désolé ».
Il n’imaginait pas les raisons de ma déception. Je l’ai laissé.
Il reviendra un jour. Il aura pris ses dispositions et je le tuerai.